« Le partage des mondes » d’Olivier Grenson : vous ne lirez rien de plus touchant en BD ce printemps…
Pour qui écrivait l’écrivain britannique Lewis Carroll ? Pour des enfants ou pour des adultes ? Et pour qui Roberto Benigni mit en scène son bouleversant film « La vie est belle » ? Le scénariste et dessinateur belge Olivier Grenson, connu pour sa série Niklos Koda, emprunte la même voie dans son sensible et poétique roman graphique, Le partage des mondes, dédié d’ailleurs à… Lewis Carroll.
Lors de la parution, en 1865, des Aventures d’Alice au pays des merveilles, le Britannique Lewis Carroll était loin de se douter de l’impact durable que son œuvre aurait sur la culture populaire mondiale. Son conte, destiné au départ à un jeune lectorat, a séduit les adultes. Le secret de cette réussite, qui ne se dément pas quelque cent soixante ans après sa publication, tient en quatre mots : le pouvoir de l’imagination. Alice, en plongeant dans le terrier du lapin très en retard qu’elle poursuit, entraîne le lecteur dans un monde merveilleux, à mille lieues de son morne quotidien.
Un procédé que Roberto Benigni eut certainement en tête lorsqu’il délivra au cinéma, en 1998, La Vie est belle, dans lequel un père usait de toute sa fantaisie pour faire oublier à son fils l’horreur des camps de concentration. Le scénariste et dessinateur Olivier Grenson, connu pour sa série Niklos Koda, emprunte la même voie dans son sensible et poétique roman graphique le Partage des mondes, dédié d’ailleurs à Lewis Carroll.
Septembre 1940, Londres souffre sous les assauts du Blitz allemand. Les bombardiers du Reich pilonnent la capitale anglaise, obligeant les civils, qui n’ont que quelques heures de répit quotidien, à se réfugier dans le métro. Au cours de l’un de ces rares intermèdes pacifiés, une rencontre fortuite va changer le cours de la vie de deux êtres esseulés par la guerre : Isaac, un jardinier de Kensington à la retraite, et Mary, une petite fille perdue.
Le vieil homme a perdu sa femme dans un bombardement et vit dans un logement éventré par la mitraillade. La petite fille naïve et impertinente, fraîchement rapatriée à Londres, a échappé à la vigilance des services de la protection de l’enfance. Sans hésiter, Isaac prend l’enfant sous aile. Mieux, il va tenter de lui faire oublier le fracas des armes et lui redonner l’espoir de revoir sa mère. Sa méthode ? Inventer une histoire, celle d’un arbre aux mille couleurs, seul « être » capable de sauver un monde magique en déshérence. Mais ce qu’Isaac n’avait pas prévu, c’est que Mary allait, en échange, le ramener à la vie.
Ah, si l’humanité était une forêt…
Sur un scénario qui mêle plusieurs lignes narratives – celle du quotidien rythmé par les sirènes des alertes et les descentes dans les souterrains de métro, et celle d’une histoire merveilleuse en train de s’écrire et de dessiner sous nos yeux –, Olivier Grenson, au meilleur de son art, illustre au mieux le partage de ces mondes interdépendants. Pour ce faire, il adopte deux styles graphiques distincts.
Le premier, au fin trait réaliste, délivre un Londres aux teintes sépia, grises et poussiéreuses, dans lequel n’émergent que le béret rouge de l’espiègle Mary et la chaussure, rouge, elle aussi, d’un enfant enfoui sous les décombres d’une maison. Le second, au trait plus rond, plus doux, foisonnant d’aquarelles aux teintes vives, dépeint la bataille féerique pour la survie d’un arbre-monde, qui ne doit ses couleurs qu’aux multiples oiseaux qu’il abrite. Sans que jamais les deux narrations ne se phagocytent, même lorsque l’auteur croque les rêves de la petite fille qui entremêlent le réel et la fiction.
Avec le Partage des mondes, qui doit son titre au fameux partage du monde à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et des accords de Yalta, Olivier Grenson parle finement d’écologie, de deuil et de transmission. Mais aussi de l’attention portée à l’autre, d’entraide salvatrice.
Et, surtout, de l’imaginaire comme refuge, comme survie de l’espèce humaine, comme arme contre l’adversité. « Ah, si l’humanité était une forêt et si l’homme se comportait comme un arbre, ça ne se passerait pas comme ça. Les arbres qui forment une forêt se tiennent tous ensemble, se renforcent et s’aident. L’arbre a besoin de l’abeille pour fleurir et l’abeille a besoin du pollen pour le miel. Chacun possède un message personnel, un monde singulier qu’il partage », révèle Isaac à Mary au cours de leur singulier voyage initiatique.
Paul Valéry affirmait : « Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? » Avec cet album, apte à tirer des larmes à n’importe quel esprit rationnel, Olivier Grenson illumine ces mondes à partager, seules lueurs d’espérance dans les périodes de troubles et d’hostilités. Un conte déchirant qui fait écho aux souffrances endurées par les populations civiles des conflits russo-ukrainien et proche-oriental.